Accueil > La République des idées > L’insécurité sociale

L’insécurité sociale

Mots-clés : | | |
Partager cette page :

L’association de l’État de droit et de l’État social devait permettre de construire une « société de semblables » où, à défaut d’une stricte égalité, chacun serait reconnu comme personne indépendante et prémuni contre les aléas de l’existence (chômage, vieillesse, maladie, accident du travail...) ; « protégé », en somme. Ce double pacte - civil et social - est aujourd’hui menacé. D’un côté, par une demande de protection sans limites, de nature à générer sa propre frustration. De l’autre, par une série de transformations qui érodent progressivement les digues dressées par l’État social : individualisation, déclin des collectifs protecteurs, précarisation des relations de travail, prolifération des « nouveaux risques »... Comment combattre cette nouvelle insécurité sociale ? Que signifie être protégé dans des « sociétés d’individus » ? C’est à ces questions que tente de répondre Robert Castel.

On peut distinguer deux grands types de protections. Les protections civiles garantissent les libertés fondamentales et assurent la sécurité des biens et des personnes dans le cadre d’un État de droit. Les protections sociales « couvrent » contre les principaux risques susceptibles d’entraîner une dégradation de la situation des individus comme la maladie, l’accident, la vieillesse impécunieuse, les aléas de l’existence pouvant aboutir à la limite à la déchéance sociale. De ce double point de vue nous vivons sans doute - du moins dans les pays développés - dans des sociétés parmi les plus sûres qui aient jamais existé. Les communautés mal pacifiées, déchirées par des luttes intestines, où la justice était expéditive et l’arbitraire permanent paraissent, vues d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, l’héritage d’un lointain passé. Le spectre de la guerre, cette terrible pourvoyeuse de violence, s’est lui-même éloigné : il rôde désormais et parfois fait rage aux confins du monde « civilisé ». De même s’est éloignée de nous cette insécurité sociale permanente qui résultait de la vulnérabilité des conditions et condamnait autrefois une grande partie du peuple à vivre « au jour la journée », à la merci du moindre accident de parcours. Nos existences ne se déroulent plus de la naissance à la mort sans filets de sécurité. Une bien nommée « sécurité sociale » est devenue un droit pour l’immense majorité de la population, et elle a donné naissance à une foule d’institutions sanitaires et sociales qui prennent en charge la santé, l’éducation, les incapacités de l’âge, les déficiences physiques et mentales. À tel point que l’on a pu décrire ce type de sociétés comme des « sociétés assurantielles », qui assurent, en quelque sorte de droit, la sécurité de leurs membres. Pourtant, dans ces sociétés entourées et traversées de protections, les préoccupations sécuritaires restent omniprésentes. On ne saurait éluder le caractère troublant de ce constat en prétendant que le sentiment d’insécurité n’est qu’un fantasme de nantis qui auraient oublié le prix du sang et des larmes, et à quel point la vie autrefois était rude et cruelle. Il porte de tels effets sociaux et politiques qu’il fait bien partie de notre réalité et structure même largement notre expérience sociale. Il faut en convenir : alors que les formes les plus massives de la violence et de la déchéance sociale ont été largement jugulées, le souci de la sécurité est bien une préoccupation populaire, au sens fort du terme. Comment rendre compte de ce paradoxe ? Il conduit à faire l’hypothèse qu’il ne faudrait pas opposer insécurité et protections comme si elles appartenaient à deux registres contraires de l’expérience collective. L’insécurité moderne ne serait pas l’absence de protections, mais plutôt leur envers, leur ombre portée dans un univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité. Qu’est-ce qu’être protégé dans ces conditions ? Ce n’est pas être installé dans la certitude de pouvoir maîtriser parfaitement tous les risques de l’existence, mais plutôt vivre entouré de systèmes de sécurisation qui sont des constructions complexes et fragiles, et portent en eux-mêmes le risque de faillir à leur tâche et de décevoir les attentes qu’ils font naître. La recherche des protections créerait ainsi elle-même de l’insécurité. La raison en serait que le sentiment d’insécurité n’est pas une donnée immédiate de la conscience. Il épouse au contraire des configurations historiques différentes, parce que la sécurité et l’insécurité sont des rapports aux types de protections qu’une société assure, ou n’assure pas, d’une manière adéquate. Autrement dit, aujourd’hui être protégé, c’est aussi être menacé. Le défi à relever serait alors de mieux comprendre la configuration spécifique de ces relations ambiguës protection-insécurité, ou assurances-risques, dans la société contemporaine. On proposera ici une ligne d’analyse pour valider cette hypothèse. Le fil directeur en est que les sociétés modernes sont construites sur le terreau de l’insécurité parce que ce sont des sociétés d’individus qui ne trouvent, ni en eux-mêmes ni dans leur entourage immédiat, la capacité d’assurer leur protection. S’il est vrai que ces sociétés se sont attachées à la promotion de l’individu, elles promeuvent aussi sa vulnérabilité en même temps qu’elles le valorisent. Il en résulte que la recherche des protections est consubstantielle au développement de ce type de sociétés. Mais cette quête ressemble par certains côtés aux efforts déployés pour remplir un tonneau des Danaïdes qui laisse toujours filtrer le danger. Le sentiment d’insécurité n’est pas exactement proportionnel aux dangers réels qui menacent une population. Il est plutôt l’effet d’un décalage entre une attente socialement construite de protections, et les capacités effectives d’une société donnée à les mettre en œuvre. L’insécurité, en somme, c’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité. Idéalement, il faudrait à présent retracer l’histoire de la mise en place de ces systèmes de protections et de leurs transformations jusqu’au moment - aujourd’hui - où leur efficacité paraît mise en défaut par la complexification des risques qu’ils sont censés juguler, et aussi par l’apparition de nouveaux risques et de nouvelles formes de sensibilité aux risques. Programme qui ne pourra évidemment pas être complètement réalisé ici. On se contentera d’esquisser cette démarche à partir du moment où la problématique des protections se redéfinit autour de la figure de l’individu moderne qui fait l’expérience de sa vulnérabilité. Mais on insistera aussi sur la différence entre les deux types de « couvertures » qui tentent de juguler l’insécurité. Il y a une problématique des protections civiles et juridiques qui renvoie à la constitution d’un État de droit et aux obstacles éprouvés pour les incarner au plus près des exigences portées par les individus dans leur vie quotidienne. Et il y a une problématique des protections sociales qui renvoie à la construction d’un État social et aux difficultés rencontrées pour qu’il puisse assurer l’ensemble des individus contre les principaux risques sociaux. Nous espérons que la question de l’insécurité contemporaine pourra s’éclairer si on saisit la nature des obstacles qui existent sur chacun de ces deux axes de la problématique des protections pour réaliser un programme de sécurité totale, et aussi si l’on prend conscience de l’impossibilité de faire se recouvrir complètement ces deux ordres de protections. On sera alors peut-être en mesure de comprendre pourquoi c’est l’économie de protections elle-même qui produit une frustration sécuritaire dont l’existence est consubstantielle aux sociétés qui se construisent autour de la recherche de la sécurité. Et ceci doublement. En premier lieu parce que les programmes protecteurs ne peuvent jamais être pleinement accomplis et produisent déception et même ressentiment. Mais aussi parce que leur réussite, même relative, en maîtrisant certains risques, en fait émerger de nouveaux. C’est le cas aujourd’hui avec l’extraordinaire explosion de cette notion de risque. Une telle exaspération de la sensibilité aux risques montre bien que la sécurité n’est jamais donnée, ni même conquise, parce que l’aspiration à être protégé se déplace comme un curseur et pose de nouvelles exigences au fur et à mesure que ses objectifs antérieurs sont en voie d’être atteints. Ainsi une réflexion sur les protections civiles et sur les protections sociales doit-elle conduire aussi à s’interroger sur la prolifération contemporaine d’une aversion au risque qui fait que l’individu contemporain ne peut jamais se sentir totalement en sécurité. Car qu’est-ce qui nous protégera - à part Dieu ou la mort - si pour être pleinement en paix, il faut pouvoir maîtriser complètement tous les aléas de la vie ? Cette prise de conscience de la dimension proprement infinie de l’aspiration à la sécurité dans nos sociétés ne doit cependant pas conduire à remettre en question la légitimité de la recherche de protections. C’est au contraire l’étape critique nécessaire qu’il faut traverser afin de dégager la démarche aujourd’hui requise pour faire face de la manière la plus réaliste aux insécurités : combattre les facteurs de dissociation sociale qui sont à l’origine de l’insécurité civile aussi bien que de l’insécurité sociale. On n’y trouvera pas l’assurance d’être affranchi de tous les dangers, mais on pourrait y gagner la chance d’habiter un monde moins injuste et plus humain.




Sur les mêmes thèmes :
haut de page