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« Les grandes politiques d’intégration sont en échec »

Entretien avec Claude Jacquier
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Claude Jacquier nous livre son analyse tant sur le modèle d’intégration à la française que sur les discriminations dont sont victimes les individus issus de l’immigration. Très critique sur le modèle assimilationniste, il considère que la France est une société métisse. Il déplore également que l’Etat soit aujourd’hui impuissant face aux problèmes d’intégration

Claude Jacquier est directeur de recherche au CNRS et Président-directeur général bénévole de l’Observatoire sur les Discriminations et les Territoires Interculturels (ODTI).

Comment définir l’intégration ?
Claude Jacquier -Pour moi l’intégration, c’est un double processus, qualifié par la notion d’hôte. Il y a celui qui reçoit et celui qui est reçu. C’est un processus mutuel, avec une société qui accueille, une personne qui est accueillie. Je dériverais en disant qu’aujourd’hui, c’est plus la société d’accueil qui est défaillante dans le processus d’intégration. Cela se traduit sous de multiples formes : individualisation, éclatement des familles et des communautés, la perte de repères…
La société française qui vivait sur un modèle assimilationniste est de moins en moins capable d’intégrer. S’il y a un problème d’intégration, c’est le problème de la société française. Aujourd’hui, je suis plus dans la logique de questionner l’identité française. En se rapprochant des gens comme Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, je suis dans la logique du métissage. On est en France dans une société métisse qui ne veut pas se reconnaitre comme métisse.

Justement, quels sont les failles du modèle assimilationniste français ?
CJ - Ce modèle assimilationniste, je ne suis pas sûr qu’il ait déjà fonctionné un jour. La France a été un pays colonial, impérialiste. Le modèle assimilationniste a fonctionné dans ce cadre. Mais la République a alors laissé de côté les populations issues de l’immigration comme les Vietnamiens ou les Algériens. Ils ont tous été laissés au bord de la route. Même l’immigration italienne qu’on nous a vantée. Regardez l’immigration italienne à Grenoble ! L’assimilation n’a pas fonctionné. On a toujours été dans une société de métissage. Mais le modèle officiel ne veut pas reconnaitre la société métisse.

Ne faut-il pas alors aller vers un modèle multiculturaliste ?
CJ -Multiculturaliste : si ça veut simplement dire la juxtaposition de cultures, je ne suis pas sûr que ce soit la solution. Non, je parle de société métisse, comme la définit Glissant, Chamoiseau ou Césaire : une société faite d’emprunts. Quand on regarde la société française, ou même simplement la langue française, on voit des emprunts de toute sorte. Je suis moins pour le modèle à l’anglaise qui est une juxtaposition de cultures. La force de la société française, c’est d’être métisse, à condition qu’elle se reconnaisse comme telle. Il ne faut pas se chercher une identité française de tout temps et universaliste. Il ne faut pas se raconter des histoires avec les Gaulois. Ca, c’est la fable française. Ce n’est pas la même conception que l’Allemagne mais presque. Avec en plus un modèle universaliste, c’est-à-dire qu’on peut l’appliquer partout et que c’est valable pour tout le monde.

Pourtant, on a souvent opposé l’Allemagne et la France en modèle de nations ?
CJ -On a été plus exportateurs que les Allemands. Ils avaient peu de colonies : comme le Togo, le Cameroun. En France, on a eu un modèle expansionniste, napoléonien. On a exporté ce modèle là, y compris dans les colonies. C’était une logique un peu différente au niveau de l’exportation du modèle.

Pour venir sur les terrains des discriminations, quels sont vos principaux constats ? Quelles types de discriminations sont les plus importantes ?
CJ - (Silence) Ma réponse sera un peu diverse. Je crois qu’il y a des discriminations ancrées sur l’histoire impériale et coloniale. On peut aussi parler de la colonisation intérieure : elle s’est faite à coups de guerres et non de grands principes. L’imposition du français comme langue nationale a duré 1000 ans. Il y a encore des formes de discriminations internes en France.
Exemple : il y a encore quelques années, l’accent du Sud ne passait pas à la TV. Ces formes de discriminations perdurent. Il y en a même qui ont été renforcées dans des périodes récentes.
Maintenant, au niveau de l’histoire coloniale. Prenons le rapport entre la France et l’Algérie, qui est un rapport de fou ! Il est différent du rapport avec les Marocains ou les Tunisiens…
Avec l’Algérie, c’est un rapport d’amour/haine, avec des discriminations terribles. Tous les domaines sont concernés : le logement, l’embauche, etc. Tout ça commence à se cristalliser sur d’autres aspects. On arrive à des situations où les gens sont en situation de maladie mentale. C’est ce qu’on avait vu pendant la colonisation avec notamment Franz Fanon. Il l’avait détecté dans les années 50-60, avec ce rapport qui pouvait dériver jusqu’à la maladie mentale. On n’est ni ici, ni là-bas, pris entre plusieurs cultures. On peut rajouter à cela le kaléidoscope de la relation franco-algérienne : métropolitains, colons, pieds-noirs, les juifs algériens, les harkis, les kabyles. Ce n’est pas un affrontement de 2 cultures balisées.
Récemment, on a affronté des violences avec les gars du quartier. Ils sont tous nés à Grenoble. Ils font violence contre beaucoup de choses, contre les vieux algériens malades, ils cassent beaucoup de choses. Je leur ai dis : « C’est nos vieux. Pourquoi vous comportez-vous comme cela ? ». Ils m’ont répondu que c’était « leurs vieux », pas les miens. Pourtant, ces jeunes sont tous nés à La Tronche. Ils ont leur carte d’identité française. On est dans une situation folle. On a une bombe atomique sous les pieds. Comment comprendre cette réalité ?
Aujourd’hui, la famille n’existe quasiment plus. Les communautés et les quartiers non plus. Les services publics comme l’école ou la police ont renoncé. On considère que c’est aux associations de faire le boulot. L’hôpital psychiatrique rejette tous ces gens en disant à que c’est à la société de s’en charger. Mais quelle société ? C’est quoi la société ? Elle est où ? En ce moment, c’est nous la société. C’est nous qui faisons le boulot, sans moyens, sans compétences… Je suis économiste, directeur de recherche au CNRS : où est ma compétence pour ces cas-là ?

Ne faut-il pas s’écarter du suivi des trajectoires individuelles ? Peut-on avoir une politique plus globale ?
CJ -Je suis un grand défenseur de l’espace européen, même si l’idée européenne s’est essouflée. Les Marocains ont trouvé l’Europe comme espace d’intégration. Pour les Algériens, c’est différent, il y a un rapport privilégié, bureaucratique à la France. Que nous reste t-il au niveau des politiques globales ? L’Etat est aujourd’hui impuissant au niveau de ses fonctions régaliennes. D’ailleurs combien de gens au parlement savent ce qui se passe dans les quartiers, dans les territoires ?
Que reste t-il ? La justice ? A coté de la plaque. La police ? Elle ne sait pas quoi faire. L’école ? Un désastre absolu. Pourtant ce n’est pas la faute de l’école. Le système fonctionnait bien quand 10% d’une génération avait le même système de formation. Quand c’est 80% d’une génération, cela ne marche plus. Les fonctions régaliennes de l’Etat central sont en panne. Elles sont en voie d’effondrement. Les grandes politiques d’intégration sont en échec. On continue de réduire les budgets : à l’ODTI, on a perdu 700 000 euros de subvention en 3 ans. Le processus ne va pas se renverser. Il va même y avoir un durcissement de type sécuritaire. C’est un peu la guerre de tous contre tous, une situation de l’Etat de nature, avant Hobbes. Avant, en France on soudait le peuple avec une guerre contre l’Allemagne. Cela ne marche plus comme cela. Ca ne marche plus en Europe, même si on peut toujours désigner des terroristes comme Al-Qaida… La frontière est à l’intérieur. Et on ne sait pas comment gérer cette affaire là. Je vais reprendre Keynes : « on va vers une société d’abondance mais on court vers une grande dépression nerveuse ». La situation de dépression nerveuse est croissante. Comment traiter ce problème au niveau national ? Je ne sais pas.
Il n’est d’ailleurs pas sûr que l’on puisse avoir un grand projet unificateur : celui de l’UE s’est peu à peu effondré. Quels sont les enjeux mobilisateurs aujourd’hui ? Le changement climatique ? Cela peut-il rassembler les gens ? Pas sûr…
On a mangé trente ans d’individualisme, de consensus de Washington, etc. Il est donc difficile de reconstruire des structures solidaires. Pourtant l’enjeu est de trouver un levier, un catalyseur d’une mobilisation, quelque chose qui donne du sens. Mais il faut sortir d’une logique individualiste, de la thèse régressive qui a triomphé durant les trente dernières années et dont s’est servi Le Pen :« Moi d’abord, les autres après ». A ce sujet, Le Pen avait dit : « Quand je vois des étrangers et des Français, je préfère les Français. Quand je vois des Bretons et des Français d’autres régions, je préfère les Bretons. Quand je vois des familles bretonnes et quand je vois ma famille, je préfère ma famille. Puis, je prèfère ma femme, puis mes filles et puis après je préfère moi ». C’est moi et donc « Moi avant les autres ».

Que pensez-vous d’une possible mise en place de statistiques ethniques en France ?
CJ -Je ne pense rien de bon de tout cela. J’ai beaucoup côtoyé le mouvement communautaire aux Etats-Unis. Mais dans une société métisse, que va-t-on prendre comme instrument de mesure ? La couleur des yeux ? La couleur de la peau ? La trajectoire familiale depuis 2 siècles ? Va-t-on faire des prises de sang, des analyses génétiques ? Sur quoi va-t-on se fonder ?
Je suis pour une certaine forme de discrimination positive. Exemple de la discrimination positive envers les femmes pour les postes électoraux fut nécessaire. Il faut à un moment donner de la discrimination pour atteindre une égalité. Ou au moins une égalité des chances. On sait qu’il y a des concentrations de populations moins favorisées. C’est donc une discrimination territoriale qu’il faut mettre en place ou poursuivre. Que dans ces endroits, on aide, on mette en place des filières d’aide aux familles, de soutien scolaire à l’école pour contrer les processus d’échecs. On peut l’envisager dans un système national, mais ça se met d’abord en place au niveau local. Mais je ne baisse pas les bras face à cette situation. C’est aussi pour cela que je suis à l’ODTI.

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