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Le temps des immigrés

Essai sur le destin de la population française
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Les projections démographiques annoncent que, le vieillissement aidant, la migration sera d’ici une génération le principal, voire l’unique facteur de croissance de la population. Aucun pilotage du solde migratoire, aucun ralentissement du regroupement familial ne sera de taille à inverser cette tendance, sauf à rêver d’immigration zéro ou d’un chimérique baby-boom. Effet d’une infusion durable et non d’une intrusion massive, le brassage des populations dans la société française est un défi à relever, au même titre que le vieillissement. Pour y faire face, mieux vaut discuter des principes que de briser des tabous. Quitte à repenser nos conceptions du volontarisme et de la souveraineté.

Introduction

Difficile, en ces années 2000, de trouver sujet plus obsédant que l’immigration, que ce soit en France ou à l’étranger. Les questions soulevées sont complexes. Quelle est l’ampleur réelle des flux migratoires ? Qu’apportent-ils aux pays d’origine et aux pays de destination ? Peut-on décourager certaines formes de migrations pour en privilégier d’autres ? Faut-il ouvrir, fermer ou entrouvrir les frontières ? Et comment concilier les lois de la République avec le droit international des migrations ?
À quoi s’ajoutent des interrogations sur l’avenir : quel sera le poids de l’immigration dans l’évolution démographique du pays ? La politique européenne de maîtrise des flux - dont la France offre un exemple parmi d’autres - empêchera-t-elle la migration d’occuper une place croissante dans notre société ? Et, de fait, quelle place sommes-nous prêts à lui accorder dans notre vision de l’avenir ?
Autant de questions cruciales mais trop souvent traitées sur un mode réactif et passionnel alors qu’il y faudrait du recul et de la méthode. Le présent essai repose sur la conviction que pour introduire un minimum d’objectivité dans nos débats sur l’immigration, rien ne vaut la comparaison dans le temps et dans l’espace. Impossible d’appréhender le phénomène migratoire sans le replacer dans la durée ; impossible d’en mesurer la portée sans élargir le regard à d’autres pays. La démographie offre pour ce faire une voie d’approche privilégiée. Elle parle partout le même langage. Ses outils de base (pyramide des âges, comptabilité des flux, projections) sont d’usage universel. J’essaierai ici de les mobiliser sous une forme simple, sans esquiver les critiques dont ils sont parfois l’objet. Délaissant les chiffrages de détail, si utiles soient-ils, je me limiterai aux ordres de grandeur. Je raisonnerai souvent a fortiori ou a minima. Chaque fois que j’évoquerai une tendance démographique, elle sera suffisamment lourde pour excéder les marges d’erreur. À la fausse précision de la mesure, il faut toujours préférer la qualité du raisonnement.

À première vue, l’approche démographique peut sembler lointaine et réductrice. Elle s’empare des temps forts de l’existence - la vie, l’amour, l’exil, la mort - pour en retenir prosaïquement des séries d’événements : naissances, unions, migrations, décès. Mais le comptage n’est pas une fin en soi ; l’objectif est de saisir la cohérence des séries pour dégager la « dynamique démographique » du pays, comme l’équilibre des âges, le remplacement des générations, la part des migrations dans la croissance de la population, et identifier ainsi les lames de fond qui remuent nos sociétés1. Qui veut saisir le présent et l’avenir de l’immigration doit s’occuper aussi de fécondité, de vieillissement, de mortalité, et c’est ce que l’on fera ici. L’opinion le sent confusément : il faut mettre l’immigration en balance avec les autres forces qui portent et renouvellent le corps social. Tâche difficile, cependant, car les paradoxes ne manquent pas (comment expliquer, par exemple, que l’immigration en France puisse à la fois contribuer fortement à la natalité et très faiblement à la fécondité ?). Or il convient d’élucider ces questions si l’on veut éclairer l’action publique et l’action citoyenne.

Au premier rang des confusions persistantes figurent celles qui ont trait à l’ampleur du phénomène migratoire. Nombre de Français sont persuadés que leur pays est le premier pays d’Europe par l’intensité des flux migratoires, alors que nous occupons plutôt le bas du tableau européen (même si l’on décide de majorer fortement les dénombrements et les estimations de l’INSEE). Un témoignage spectaculaire de ce décalage est fourni par l’Enquête sociale européenne, qui a sondé en 2003 les opinions publiques de tous les pays d’Europe1. On y découvre que, sauf exception, chaque nation
a le sentiment d’accueillir plus d’immigrants que les autres ! Interrogés sur le nombre de migrants que reçoit leur pays « comparé aux autres pays européens de même taille environ », 57% des Européens répondent plus ou bien plus, contre seulement 14% moins ou bien moins. C’est un rapport de 4 contre 1, alors qu’on devrait se rapprocher de l’équilibre si les représentations reflétaient un tant soit peu les réalités. Quand les peuples se comparent, leurs comparaisons ont un rapport lointain à la réalité. Que l’on vienne à comparer ces comparaisons entre elles et l’on découvre aussitôt qu’elles sont mutuellement incompatibles et, par conséquent, erronées. La même enquête demandait à chacun d’estimer le pourcentage d’immigrés - et non plus les flux d’arrivée - dans la population du pays. Les Européens qui y parviennent le mieux en moyenne sont les Allemands, les Suisses et les Luxembourgeois, nations qui accueillent justement le plus d’immigrés en Europe (20%, 28% et 34%), tandis que les Français se signalent par une forte propension à grossir le poids de l’immigration : ils se représentent en moyenne un pourcentage d’immigrés trois fois supérieur à celui que reconnaît l’OCDE pour la France (29 % au lieu de 10%), ce qui supposerait 17 millions d’immigrés sur 60 millions d’habitants... La même surestimation s’observe au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et dans l’Europe du sud. Elle est faible, en revanche, dans les pays scandinaves, sans doute mieux informés et mieux disposés envers leurs minorités. Bref, les Européens pensent en moyenne avoir plus d’immigrés que la moyenne, et cette idée est particulièrement répandue en France.

Une telle distorsion en dit long sur les effets des débats nationaux en vase clos. Elle devrait interpeller les politiques aussi bien que les chercheurs, deux groupes qui ont chacun pour mission de « parler vrai » à leurs concitoyens. Je montrerai pour ma part qu’en dépit de la progression notable des flux migratoires depuis 1998 (un phénomène général en Europe, sans rapport avec les régularisations françaises de 1997-1999), la France d’aujourd’hui n’est nullement dans la situation des pays d’Europe du sud : l’immigration n’y prend pas la forme d’une intrusion massive mais d’une infusion durable qui, au fil des générations et au gré des mariages mixtes, modifie en profondeur la composition de la société. Prévenons d’emblée le contresens : substituer le modèle de l’infusion au modèle de l’intrusion ne signifie pas qu’on minimise le nombre des immigrés accumulés au cours des décennies ni que l’on cherche à occulter les problèmes liés à l’immigration. Il s’agit, au contraire, de recentrer l’attention sur les vrais défis de l’immigration : la concentration géographique, les difficultés d’insertion économique et sociale, les problèmes d’intégration civique et de discrimination, défis qui persistent sur plusieurs générations, même s’il est vrai que, dans le même temps, le brassage des populations ne cesse de progresser.

L’approche démographique contribue à replacer le temps court du politique dans la longue durée de l’évolution sociale. Dès qu’on change d’échelle et d’horizon, les évolutions apparaissent sous un autre jour. C’est le cas de la migration familiale. En gros plan, nous pouvons voir les gouvernements européens renforcer les contrôles et prévenir les fraudes dans l’espoir de réduire les flux de quelques milliers ou dizaines de milliers de personnes. Mais la vision panoramique des recensements nous révèle que trente ans de regroupement familial ont fini par équilibrer les hommes et les femmes au sein de la population immigrée (en France, 2,5 millions de femmes pour 2,5 millions d’hommes). Or un rééquilibrage qui se compte par millions et se construit sur des décennies renvoie forcément à des mécanismes plus fondamentaux que le détournement du regroupement familial ou des mariages mixtes.

La même volonté d’élargir le champ de vision nous conduira à replacer dans une perspective démographique le dispositif de la loi du 24 juillet 2006 en faveur d’une immigration « choisie », qui vise à sélectionner des travailleurs en fonction de nos besoins économiques. Le thème de l’immigration « choisie », il faut le rappeler, n’est pas d’invention française. Il est mis en avant dès septembre 2000 par Romano Prodi, alors président de la Commission européenne : « Nous avons besoin des immigrés mais ils devront être choisis, contrôlés et bien placés ». On a vu apparaître peu après en France l’idée corollaire d’une immigration « subie », qui réunirait la migration familiale, la demande d’asile déboutée et, en fin de compte, toute migration dite de peuplement, fût-elle légale. C’est ainsi qu’en 2001 un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur évoquait la volonté qu’avaient l’Allemagne et l’Autriche de « sortir de la logique d’une immigration subie, à travers le regroupement familial et l’asile, pour promouvoir une immigration voulue, sélective, orientée vers l’accueil des élites du tiers-monde dont leur économie a besoin »2. Autant de formules qui anticipaient la loi française de juillet 2006.

L’objectif de cette loi est d’affirmer la souveraineté de l’État sur le peuplement du pays en appliquant à l’immigration un contrôle tant qualitatif que quantitatif. À cette fin, l’idée d’un « tableau de bord » détaillé a été lancée au Parlement le 2 mai 2006. Pour avoir une idée de son fonctionnement possible, j’analyserai le cas des pays qui sélectionnent de longue date leurs immigrants, tels
la Suisse ou le Canada. Leur bilan est paradoxal : aucun n’est parvenu à ramener l’immigration de peuplement sous le niveau de la migration sélective ; ils comptent en proportion deux fois plus d’immigrés que la France, et ils éprouvent de sérieuses difficultés dans la répartition régionale et sectorielle des contingents de main-d’œuvre.

Mais la question est plus générale. Faire reculer l’immigration « subie » au profit de l’immigration « choisie », c’est nécessairement réduire le solde migratoire de la France et, du coup, privilégier une croissance démographique interne. Est-ce compatible avec l’évolution démographique prévisible ? Pour l’instant, avec une fécondité moyenne de 1,9 enfant par femme, la France échappe à la « seconde transition démographique » qui s’observe un peu partout en Europe, à savoir une chute de la fécondité très en deçà du seuil de remplacement des générations (plutôt 1,4 enfant par femme que 2,1). Elle n’échappera pas, en revanche, au « vieillissement de la population », dû pour l’essentiel à l’allongement de la vie. Or le scénario central des projections démographiques de l’INSEE pour les prochaines décennies apporte une révélation de taille : à l’horizon d’une génération, la hausse prévisible des décès, ultime contrecoup du baby-boom, ne pourra plus être retardée ; leur nombre dépassera celui des naissances, si bien que la migration de peuplement deviendra le principal, voire l’unique facteur de notre croissance démographique. Même si la France maintient sa fécondité, elle ne pourra plus croître sans la migration. Constat majeur, qui dessine la toile de fond de notre avenir démographique. Que faisons-nous pour nous y préparer ?

Prendre ainsi en compte les contraintes de structure accumulées dans notre dynamique démographique, c’est soulever une question plus globale, celle de l’accueil à réserver à tout surcroît de population peu ou mal programmé, qu’il s’agisse des naissances du baby-boom, des étudiants en surnombre, des populations vieillissantes ou des nouveaux migrants et de leurs familles. Que se passerait-il si l’on transposait au cas des personnes âgées les raisonnements habituellement conduits sur l’immigration en termes de « capacités d’accueil » ? Des auteurs français ou américains s’y sont essayés et leurs réflexions, qui naviguent entre cynisme et humour noir, ont une vertu pédagogique qui retiendra notre attention. Elles nous rappelleront qu’une politique démographique ne peut faire l’impasse sur la question des droits des personnes : les droits ne sont pas des éléments imposés de l’étranger mais le couronnement des lois de la République. Aux yeux du démographe, leur portée universelle tient au fait qu’ils protègent des mécanismes aussi élémentaires que le choix du conjoint, la vie de famille, la reproduction, le droit de mener en toute sécurité un projet familial et professionnel. Peut-on réduire ces principes à des « tabous » d’un autre âge ? Le dernier chapitre reviendra sur ce cliché, de même qu’il abordera la question sensible de l’immigration illégale sous l’angle démographique, en essayant de la soustraire au dilemme du cynisme et de l’angélisme, de l’interventionnisme et du laisser-faire.

L’avenir de l’immigration est notre avenir. On ne peut l’anticiper qu’en adoptant une vision comparative de longue portée, à partir d’une recherche libre et ouverte. Que voulons-nous en matière d’immigration et quelles sont nos chances d’y parvenir ? Nous avons besoin d’explorer les possibles pour mieux définir nos objectifs. Si les débats politiques du moment pouvaient épuiser le sujet, ce livre serait superflu. Il aura quelque utilité, en revanche, s’il contribue à nourrir notre information et à élargir notre champ de vision.





François Héran, Le temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, La République des idées / Seuil, 2007, ISBN 978.2.02.092246.3, 10,50 €

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